Luigi regarde
la carte perplexe : il aurait voulu goûter un plat de bon gratin, de célèbres escargots
français ou bien de classiques cordon bleus
« Mais est-ce que je suis dans un restaurant français ?
Je commence à douter… » il pense. Vu le mauvais résultat à laisser le
choix à la cuisine, pour le second plat il dit à voix basse : « Am
stram gram, pic et pic et colégram, bour et bour et ratatam, am
stram gram ». Son doigt décide que ça sera pour la lotte. Malheureusement
il n’a pas beaucoup de chance… Martine pose l’assiette devant lui, mais tout de
suite elle crie « A l’aide ! Il s’est évanoui ! ».
Les autres clients, un peu impressionnés, posent leurs couverts. La jeune
serveuse s’en aperçoit et dit : « Ne vous inquiétez pas, il n’avait
pas encore touché le plat… ». Un soupire générale de soulagement s’entend
dans la salle et tout le monde recommence à manger son excellent déjeuner.
Luigi revient
et, préoccupé de perdre son bon ton, il demande
de lui apporter vite le dessert pour s’en aller le plus vite possible.
« Un profiterole à la crème chantilly. J’espère qu’au moins ça vous le savez
faire ! ». Christopher, qui était en colère, cuisine personnellement
son meilleur vacherin rhubarbe et fraises des bois et s’assoit près du critique.
« Je suis
désolé, Monsieur, que vous n’ayez pas aimé votre déjeuner. J’ai préparé ce dessert
avec mes mains pour vous ».
« Ce
n’est pas ce que j’avais demandé, mais j’ai tellement faim que je le goûterai.
Au moins il y a de la crème chantilly ».
Dans la salle
tombe un étrange silence, comme si tout le monde attendait un verdict.
« Mmh… »
Peut-être on y est ! « Je dois avouer que ce n’est pas mal. Comment
vous vous appelez ? ».
« Chef
Christopher Hache, Monsieur ».
« Moi je
m’appelle Luigi Cremona, je suis un critique culinaire pour la Guide
Michelin italienne ».
On entend un
« Oh ! » générale, tous les yeux sont sur les deux hommes.
« Ravi de
faire votre connaissance ».
« Moi je
ne serais pas tant ravi. J’ai mangé très mal aujourd’hui. Ou mieux, je n’ai
pas mangé du tout. Je suis venu en France pour manger des crêpes, du
gratin, des escargots et vous n’avez ni de cordon bleus ? Mon commentaire
ne va pas être absolument positif ».
« Monsieur,
attendez un moment. Est-ce que vous pouvez m’expliquer pourquoi vous n’avez
rien mangé, s’il vous plaît ? ».
« Vous ne
le comprenez pas ? Vous savez que vous, nouvelle génération de chefs, vous
avez détruit la cuisine ? Elle n’a plus aucun sens, vous mélangez tout au
hasard, elle n’a plus de dignité. Poisson et mozzarella !
Mais vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ?! ».
Il est sur le point de pleurer. Martine lui donne un verre d’eau italienne San
Pellegrino pour être sûre de ne pas le faire tomber en colère de nouveau.
« Merci, jeune fille » répond-il.
Christopher ne
se laisse pas effrayer et répond :
« Monsieur,
je comprends vos raisons, mais regardez autour de vous » Les clients, pris
au dépourvu, se tournent brusquement vers leurs assiettes. « Les autres
clients ont tout mangé sans rien dire et ils semblent satisfaits… ou bien, ils
le semblaient y a quelques minutes… maintenant ils ont une étrange expression…
Quand-même, personne ne s’est plainte. Je vous prie de goûter au moins un
morceau de mes plats ».
« Eh bien
d’accord ! J’essayerai, mais si je ne les aimerai pas, vous allez être en
grande difficulté ».
La tension
monte dans Les Ambassadeurs. Quelqu’un téléphone à ses amis pour leur raconter
en direct tout ce qui se passe.
Christopher
rentre dans la cuisine et fait sortir tout le monde. Après un peu, il arrive
avec son cheval de bataille : l’ormeau sauvage cuit meunière.
« Monsieur
Cremona, bon appétit ».
Un partie de
ce qui est devenu le public se lève et s’approche aux duellistes. Ils
soutiennent le jeune chef, bien sûr.
Luigi se
concentre, il ferme ses yeux, il boit un peu de San Pellegrino et finalement
dit : « Christopher, cette entrée est savoureuse, mais elle n’est pas
encore excellente. Vous pouvez l’améliorer ».
« Merci,
Monsieur, je m’engagerai depuis ce soir-même ». Il retourne dans la
cuisine.
« Moi, je
n’ai pas compris si c’est un commentaire positif ou négatif. Et toi,
Jaques ? ».
« Moi non
plus, Berthe. Ce qui est sûr c’est que j'ai beaucoup aimé mon ormeau».
La porte
de la cuisine s'ouvre après cinq minutes et Christopher sort avec un grand
plat dans ses mains : c’est « Le Bœuf ». Le critique italien
attend un peu avant de manger. « Qu’est-ce qu’il fait ? »
« Oh non, il va détruire notre chef ! » chuchote le public. Toujours
en silence, l’italien prend sa fourchette et mange un morceau de viande ;
ensuite il essaye un vol-au-vent.
Maintenant
Christopher commence à avoir peur : le visage de l’homme en face de lui
paraît sombre.
Luigi pose les
couverts, il y a un silence spectrale dans la salle (heureusement il est une
heure dans l’après-midi, pensez s’il était nuit : un vrai film d’horreur
!). Il lève son regard vers le chef et dit :
« J’espère
que vous pouvez m’excuser, jeune chef. Je m’était trompé, tout ce que
vous avez préparé était bon, même si vous pouvez faire beaucoup mieux ».
Applaudissements
et quelque larme de joie.
« Merci,
merci vraiment Monsieur Cremona. Je vous assure que je m’améliorerai ».
« Ne me
remerciez pas, jeune homme. Par contre, je vous donne une étoile Michelin
parce que vous m’avez vraiment surpris ».
Maintenant
même le chef pleure. Martine appelle sa mère, qui est journaliste, pour lui
dire de venir immédiatement ; ensuite elle emmène un verre d’eau Evian à
Christopher, qui reçoit les compliments de tout le public.
« En
réalité, le fous étais moi – pense Luigi en partant pour rentrer à son hôtel-
Les temps changent et on ne doit pas rester lié ni au passé, ni aux
stéréotypés : les nouveautés peuvent faire bien (et être savoureuses !).
Mais je ne peux pas renoncer à une bonne flûte
de champagne français ! ».